« Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne ! » : cette saillie de Jean-Pierre Chevènement, le 22 mars 1983, est devenue une formule proverbiale. Monsieur Bébéar, en son temps, suggérait aussi à ses employés de démissionner s’ils se trouvaient en désaccord avec leur entreprise en général, et avec leurs managers en particulier. D’autres – moins nobles – affirmaient plus récemment que nombre de leurs salariés “sortiraient par la porte ou par la fenêtre“… ce que certains ont d’ailleurs pris au mot. Quand le prince parle, le sujet se tait ou s’exile, voire se sacrifie ! Je n’ai pas le sentiment que la tendance se soit assouplie au fil des années. Cet appel à la subordination inconditionnelle me pose un problème au nom même du professionnalisme que ces mêmes entreprises réclament par ailleurs de leurs salariés. Car le désaccord peut souvent être un moteur de créativité et de développement, même s’il secoue un peu les cadres établis… dans tous les sens du terme 😉
Que l’on me comprenne bien : le désaccord que j’évoque ici ne relève pas d’une volonté révolutionnaire de rupture de toute subordination : aucune entreprise ne survivrait en situation d’anarchie ! Cela peut correspondre, en revanche, dans bien des cas, à une salutaire résistance à cet insidieux « toujours plus » qui n’en finit plus de tenir lieu – imposture légale et morale – de contrat professionnel. Une résistance professionnelle et personnelle à tout ce qui conduit, par une logique de pure gestion de moyens et non de « sens », à une rupture contractuelle de fait, à mal faire son travail, à mal exercer son métier parce que, sans cesse et indéfiniment, il faut faire plus avec moins.
Une dichotomie, chez chacun, entre le salarié… et le professionnel
Ceci introduit progressivement, en fait, une dichotomie fort dommageable entre le salarié… et le professionnel. Schizophrénie devenue ordinaire en nos temps, mais qui aurait démotivé un régiment de Carthaginois en campagne aussi sûrement que le capital humain aujourd’hui. Car tel est bien le résultat : le salarié n’est plus considéré comme professionnel. Fi du professionnel, vive le salarié, et encore pas pour trop longtemps ! Le salarié n’a pas à penser, et le professionnel doit se taire ; quant à l’homme… mais quel Homme ? J’imagine bien un Diogène des temps modernes, DRH chaplinien à ses heures, se promener en plein jour dans les couloirs de l’entreprise muni d’une lanterne allumée et déclarant à ceux qui l’interrogeraient sur l’incongruité de son comportement : « Ce que je fais ? Mais enfin… je cherche un capital Humain ! ».
Qu’est-ce qu’un professionnel ?
Mais trêve d’ironie. Rappelons simplement qu’un professionnel avéré, qui donc possède une certaine maîtrise des relations entre les causes et les effets d’une action, quelle qu’elle soit, et qui en garantit la reproductibilité et le perfectionnement dans le temps, ne peut demeurer passif devant des options et des orientations dont il pense qu’elles compromettent sa déontologie, son éthique ou son efficacité. Ceci ne signifie pas qu’il campera toujours sur ses positions, sans jamais se ranger à un autre avis, éventuellement mieux étayé ; cela signifie justement que c’est dans un éclairage mutuel et une argumentation solide que se conditionnent son adhésion et son efficience, et non dans la servilité de principe au diktat managérial.
L’entreprise du futur
Disons le autrement : la possibilité de la franchise et de l’échange contradictoire dans son mode de fonctionnement interne est un des fondements de la performance d’une entreprise. Comment maintenir la motivation d’un professionnel, si on ne respecte pas son expertise ? Et comment respecter son expertise en lui déniant son droit, ou plutôt son devoir, de dire « non », c’est-à-dire de « penser », selon la maxime du philosophe Alain dans ses Propos sur le bonheur ? Ce sont des questions de bon sens. Notre modèle unique de subordination a trop vite fait de réduire les doutes et les critiques à des « états d’âme », se croyant dès lors autorisée à les rejeter avec un mépris certain… voire à les interdire ! Les entreprises dans lesquelles ceux qui osent parler doivent s’attendre à un retour de bâton sont très clairement en train de vieillir et de se refermer sur elles-mêmes ; elles sont en danger à moyen et long terme ; et ses professionnels les plus dynamiques sont probablement déjà en train de regarder ailleurs…
Le franc-parler, bien avant d’être impertinent ou politiquement incorrect, est à concevoir comme une ressource de matière grise extrêmement féconde. Oser penser est ainsi une qualité qui nourrit la compétence collective. Savoir le suggérer et en créer les conditions est un art qui fait partie intégrante du management, au quotidien, nonobstant les mœurs tribales d’opacité qui ont cours dans nos jolis bureaux. Au lieu d’être une atteinte à notre pouvoir ou à nos prérogatives de décideur ou de responsable, sa possibilité explicite conforte, pour nos interlocuteurs, une authentique autorité de fond qui est sans aucun doute un des plus grands facteurs clés de succès.